FEMME FATALE
Hôtel Baltimore, Paris, 30/04/02.
Romain Desbiens : C'est lorsque vous aviez 18 ans que vous vous êtes intéressé pour le cinéma. Quand avez-vous réalisé que le septième art serait votre vie?
Brian De Palma : C'est le genre de choses que j'ai juste continué à faire. J'étais un jeune homme très focalisé et déterminé, et c'est ce que tu dois être si tu veux avoir une carrière dans n'importe quoi. J'étais doué pour concevoir et construire des ordinateurs, j'avais plutôt réussi là-dedans. Et puis quand je suis arrivé à New York vers la fin des années 50, il y avait toute cette excitation au sujet de la Nouvelle Vague française, du cinéma européen, les Brits, les Italiens, les Indiens… nous les avions tous vus quand j'allais à l'université de Columbia. C'est devenu un nouveau centre d'intérêt pour moi. En raison de mon engouement pour la technique, je n'ai pas été intimidé par les caméras, et j'avais des capacités à filmer. Je tenais ça de mon intérêt scientifique. Ainsi, j'ai fait ça sans vraiment savoir dans quoi j'entrais. J'ai juste continué.
RD : J'ai vu Femme Fatale il y a deux semaines, et j'ai adoré. C'est votre premier film tourné en France. Comment s'est passée l'entente avec l'équipe française?
BDP : Plutôt bien. J'ai déjà travaillé dans d'autres pays avant. Pour Mission: Impossible nous étions à Prague et à Londres, Obsession, nous étions en Italie, Furie, en Israël… Je suis habitué à travailler avec des équipes internationales. Paris a de très bonnes équipes. Ils font beaucoup de films et, par conséquent, les techniciens travaillent tout le temps. On est bien ennuyés quand on entre dans des pays, ou des villes aux USA où ils ne font pas beaucoup de films, et où les personnes locales ne sont pas les meilleures. Mais je n'ai eu aucun problème ici.
RD : Lorsque vous avez écrit le scénario de Femme Fatale, pensiez-vous à un acteur particulier pour le rôle de Bardo?
BDP : Pas vraiment. Dans le scénario original, c'était un écrivain qui rédigeait un livre sur l'ambassadeur. Et puis j'ai eu l'idée d'en faire un paparazzi qui prend une photo qui donne les renseignements aux méchants sur la fille, donc je n'ai pas vraiment eu quelqu'un en tête pour le rôle.
RD : Il y a dans Femme Fatale beaucoup de vos techniques personnels de mise en scène, notamment une utilisation de "l'écran partagé". Mais ce qui me surprend le plus, comme avec L'Esprit de Caïn, lorsqu'un acteur ou une actrice joue deux, trois ou quatre rôles, vous n'utilisez jamais les effets spéciaux. Pourquoi?
BDP : Je ne pense pas que cela soit nécessaire. On peut très bien filmer ça par points de vue, au-dessus des épaules… Avoir deux fois le même acteur sur l'écran, parlant à lui-même, c'est un vieux gimmick qu'on a vu un million de fois. On sait qu'on peut le faire. On peut aussi le faire en filmant d'une part, l'acteur regardant et parlant vers tel endroit, et puis filmer le contrechamp avec le même acteur qui regarde l'autre côté et répond… rien de surprenant à ça. C'est un vieil effet. En plus, je pense que lorsque tu as le même acteur deux fois en même temps sur l'écran, tu peux étudier les différences entre les personnages. On ne peut pas les comparer lorsqu'on n'a PAS deux fois l'acteur sur l'écran au même moment.
RD : Entre le moment de l'idée du film et celui où vous achevez le tournage, c'est difficile de réaliser ce qu'on a en tête?
BDP : C'est toujours la lutte. C'est comme Truffaut l'a montré dans La Nuit Américaine. Tu as une idée en tête et tu dois faire en sorte d'y arriver avec des moyens concrets, des acteurs réels, de vrais endroits. Et si tu es rusé, tu essaies de faire ce travail pour toi. Tu dois gérer les incidents, avec le climat, avec les acteurs, ou comment faire tomber la pluie sur le plateau, etc. Tu fais ce travail pour toi. Au lieu de faire ce que tu as dans ton esprit, tu dois faire avec ce qui est devant la caméra et ce qu'elle capture au moment du tournage. C'est ça que tu garderas, ce que tout le monde va se rappeler, et non une idée que tu as eu dans ta tête.
RD : Êtes-vous content du résultat final de Femme Fatale?
BDP : Ouais j'aime ce film, je trouve qu'il y a beaucoup de bonnes choses, ce qui vient de mes expériences à Paris. J'aime cette ville, j'aime les habitants. C'était pour moi une expérience heureuse.
RD : Parlez-moi de Rebecca Romijn. C'est la révélation du film!...
BDP : C'est une fille d'une beauté époustouflante, qui peut jouer ce qu'elle doit faire dans le film. C'est très difficile à trouver. Elle crève l'écran si fortement. Elle nous est venue au dernier moment après des mois et des mois de recherches, à essayer d'avoir la combinaison de beauté, d'intelligence, de sexualité, talent... tout dans une fille. C'est extrêmement difficile à trouver, et nous avons été bénis. Heureusement que ce genre d'évènement arrive... Ça se produit juste comme ça, et tu remercies Dieu que ça marche. Dans un film, lorsque que quelque chose ne marche pas, tu peux rarement améliorer ton choix.
RD : Je sais qu'avant d'engager Rebecca, vous désiriez Uma Thurman...
BDP : Oui. Uma fut la première personne que nous avons contacté.
RD : Qu'est-ce qui s'est passé?
BDP : Uma était intéressée, on en a parlé, et puis, il y a eu Kill Bill, et elle ne pouvait pas faire les deux films en même temps, et elle est tombée enceinte, et maintenant elle tourne Kill Bill. J'ai eu ma première rencontre avec Uma dans un hôtel ici. J'ai pensé que cela allait être super, nous avions Uma, tous nos problèmes étaient résolus et puis... On a mis neuf mois à essayer de trouver quelqu'un d'autre pour jouer ce rôle.
RD : Pour moi, il y a beaucoup de romantisme dans vos films. On sait que l'impossibilité de sauver l'être aimé est un thème récurrent dans votre filmographie, et il y a dans Femme Fatale le personnage de "Lily" qui a perdu son mari et son enfant. En fait, êtes-vous romantique?
BDP : Oui, je pense que je le suis parce que j'aime la beauté, les choses qui sont belles. J'essaye de photographier les décors et les gens. Je trouve que les filles ont un look stupéfiant. Je cherche des endroits aussi étranges qu'ils puissent être. Beaucoup de Parisiens m'ont dit qu'ils connaissaient des endroits surprenants à Paris. Ainsi, j'essaie d'obtenir pour n'importe quelle histoire des choses aussi frappantes et aussi belles que possible.
RD : Comme dans beaucoup de vos films, la musique a une place importante. Ici, le thème d'ouverture de Femme Fatale est basé sur le "Boléro" de Ravel. À part Ravel, quels compositeurs de musique classique appréciez-vous?
BDP : J'aime les compositeurs romantiques. Ravel, Debussy, Tchaïkovski, Wagner, Beethoven... Je connais parfaitement leurs musiques. Je les ai étudiés à l'université. J'avais l'habitude d'écouter leurs symphonies toute le temps, et j'ai une bonne connaissance de la musique classique.
RD : Ryuichi Sakamoto a composé la bande originale du film. Je sais qu'il ne fut pas votre premier choix...
BDP : Non, il ne l'était pas. J'ai d'abord voulu utiliser un compositeur français [Eric Serra, ndlr], mais il s'est retrouvé impliqué dans Rollerball et ne pouvait pas vraiment être disponible. Je me suis tourné vers Patrick Doyle, mais il venait juste de finir une autre bande originale, et malgré son envie de travailler sur mon projet, c'était trop dur de le faire aussitôt après sa précédente composition. C'est un travail énorme à faire. Nous étions très chanceux que Sakamoto était disponible et qu'il ait bien voulu signer la bande originale. C'est un grand défi pour un compositeur parce qu'il y a tellement de musique à faire et que tu dois as tant d'idées. Ce n'est pas comme la plupart des films où la musique sert de toile de fond, dissimulée par des accidents de voitures ou des explosions. Ici, la musique est importante. C'est un personnage à part entière dans le film, c'est beaucoup de travail.
RD : Pour revenir au sujet des actrices, je trouve qu'une des meilleures, qui conviendrait à jouer la femme fatale dans vos films, est Natalie Portman. Elle a l'air mystérieuse, elle est jolie et c'est une très bonne actrice. Peut-être sera-t-elle un jour une actrice depalmienne, qu'est-ce que vous en pensez?
BDP : Je trouve que c'est une actrice très douée! Je la trouvais très bien dans le film de Luc Besson [Léon, ndlr]. Je la trouvais bien dans Star Wars et puis je l'ai vu jouer dans plusieurs films. Elle grandit chaque jour, c'est une jeune dame maintenant. Je serais ravi de lui faire travailler une scène afin de me rendre compte par moi-même quel est mon jugement à son sujet.
RD : Home Movies est un film que vous avez réalisé avec une équipe d'étudiants de l'université Sarah Lawrence.
BDP : Oui.
RD : Aimeriez-vous faire à nouveau ce genre d'expérience, faire un film avec des étudiants?
BDP : Cela prend beaucoup de temps, c'est beaucoup de travail. Je veux dire, je l'ai fait, pour donner aux étudiants tout ce que j'ai acquis au Sarah Lawrence, j'ai eu un professeur très influent qui m'a beaucoup aidé à débuter. Nous avons fait notre premier film ensemble, ainsi c'était une université très influente pour moi. J'y ai passé beaucoup de temps… J'ai fait ce film juste comme ça, je faisais beaucoup de choses dans ma vie et j'ai proposé aux élèves, "voyons si nous pouvons faire cela." Ça a pris une quantité de temps énorme! [rires] C'était comme si on avait fait un grand film…
RD : Que pensez-vous d'Internet?
BDP : Je trouve que l'Internet est génial! C'est naturellement très efficace pour avoir toutes sortes d'informations, si tu en recherches pour un scénario. Mais aussi, les gens qui se consacrent à mes films, comme ton site et celui en Amérique qui sont bourrés d'informations, me sont utiles. Je sais tout ce qui se passe. Ils le rapportent, et je n'ai même pas besoin d'un service de presse pour me mettre au courant. Ce ne sont pas seulement des passionnés, ce sont des gens très intelligents. Vos discussions sont extrêmement intéressantes. Et je crois, comme j'ai dit à tous les types des sites que j'ai rencontrés pour des entrevues, que c'est là où nous vivrons finalement. Nous vivrons sur le web. Nos films seront discutés et gardés en vie par des personnes comme toi, qui trouvent l'essentiel dans ce qu'on exprime. Ils consacrent leur temps et leur énergie pour créer un site intéressant vers lesquels les gens seront attirés. Vous les mettez au courant de ce qui s'est produit avec des films passés, présents, et si tout va bien les futurs.
RD : Pourquoi ne venez-vous pas sur le forum anglais? vos fans pourraient discuter avec vous…
BDP : C'est juste à cause de la promotion qu'on a à faire quand les films sortent. Cela prend beaucoup de temps. Je sais que les personnes veulent poser toutes sortes de questions. Je n'essaie pas d'être mystérieux ou de m'éloigner des gens. C'est juste que ça n'a pas beaucoup d'intérêt que je vienne pour parler moi-même, je deviendrais extrêmement ennuyeux après un moment. Vous savez, j'avais fait toutes sortes de choses pendant un long temps ici à Paris, en raison du livre, en raison de la rétrospective, et maintenant en raison de Femme Fatale. Et je vais devoir faire ça en plus aux États-Unis quand le film sortira. Tu te retrouves à répondre aux mêmes six questions à plusieurs reprises, encore et encore, et ça devient vite pénible pour toi. Les gens se demandent pourquoi untel ne voudrait pas être interviewé. Mais quand tu as été interviewé À MORT, comme j'ai été… [rires] Et peut-être aurais-je encore avoir à représenter le film ici à Paris. Si tout va bien, toutes ces choses aideront la promotion du film.
RD : Que pensez-vous des nouveaux réalisateurs comme David Fincher?
BDP : Je le trouve est très doué. Je connais très bien le genre, Panic Room a été écrit par un de mes amis [David Koepp, ndlr]. Je trouve qu'il a fait un très bon travail. Il a de grandes qualités visuelles et celui qui raconte des histoires avec des images est sur la bonne voie. Il y en a pas mal en désaccord là-dessus… J'ai bien aimé Fight Club aussi. J'ai trouvé que c'était un film très audacieux.
RD : Irez-vous au festival du film à Montréal cette année?
BDP : Je vais habituellement à ces festivals chaque année, quand je suis aux USA. J'y étais l'année dernière, j'y vois des tas de films. J'aime beaucoup Montréal, et je vais à Montréal et à Toronto chaque année quand je suis aux USA et que je ne travaille pas.
LE DAHLIA NOIR
Plateau de tournage du film à Sofia, Bulgarie, 23/05/05.
RD : Le Dahlia Noir est une adaptation d'un roman de James Ellroy. Il y a dans cette histoire vos thèmes fétiches: c'est un thriller avec du suspens, un personnage principal devenant obsédé par son enquête, et bien sûr, le thème du double. C'est exactement pour vous! Comment vous êtes-vous retrouvé engagé dans ce projet?
BDP : C'est venu d'Art Linson qui avait travaillé avec David Fincher pour Fight Club, et c'était un projet que Fincher était en train de faire. Mais ils n'ont jamais obtenu un scénario pour ça. Ils l'ont développé pendant des années, et des années... et ça n'allait pas de mieux en mieux. Art était en quelque sorte convaincu qu'ils n'allaient pas faire le film. Ils se sont longuement interrogés. "Allons-nous faire ce film ou non?" et Fincher a répondu: "Non, ce n'est pas prêt!" Alors ils ont dit: "Cherchons après un autre réalisateur!" et c'est comme ça que je me suis retrouvé sur ce film. J'avais lu le roman dans le milieu des années 90, je l'avais trouvé fantastique… mais très difficile à adapter au cinéma, à cause de la complexité de l'histoire et des retournements de situations.
RD: Une des choses que j'apprécie c'est la crédibilité qu'Ellroy apporte à son histoire. C'est basé bien sûr sur des faits réels, mais avant tout c'est un roman. J'aime le fait que l'histoire ne comporte pas de zones faibles, le genre de faiblesses qu'un auteur tente parfois de camoufler par l'élégance de son style quand son intrigue est mal construite. D'une certaine façon, c'était prêt pour être un film. Avez-vous fait beaucoup de changements?
BDP : Tu dois simplifier le livre, comme il est très complexe tel quel. Ellroy a placé plusieurs intrigues secondaires qui s'éloignent de l'histoire principale… ce qui se passe entre Bucky et Lee, Lee et Kay, entre eux trois. Et puis l'histoire de la famille corrompue des Spague mêlée au meurtre du dahlia. Et bien sûr, l'histoire du dahlia noir, pourquoi elle est si mémorable, et pourquoi nous la gardons toujours en mémoire et ma théorie à ce sujet -c'est quelque chose que j'essaie d'insérer dans le scénario-, c'est à cause des photos qui ont été prises à l'endroit où on a trouvé le corps, où elle était découpée et étalée: tu vois ces images une fois et tu les gardes en mémoire. Comment une fille qui cherchait à devenir actrice, luttant pour y parvenir, a pu finir comme ça?
RD : Je pense que vous êtes très doué pour trouver les bonnes personnes pour jouer dans vos films. Vous l'avez prouvé par le passé. Comment avez-vous choisi vos acteurs? D'abord c'est vous qui les avez choisi?
BDP : Oui... Josh [Hartnett, ndlr] avait été engagé quand Fincher a voulu faire le film. Art Linson pensait qu'il était très bon pour le rôle, j'ai rencontré Josh et j'étais d'accord avec lui. Pour le reste du casting, nous nous décidions sur l'instant et nous sommes très chanceux de les avoir obtenus. Ce sont les meilleurs jeunes acteurs du moment. Tu sais, Scarlett [Johansson, ndlr] et Hilary [Swank, ndlr]... j'ai connu ces filles pendant beaucoup d'années. C'est donc à la fois moi qui les voulais dans le film, et elles qui voulaient jouer ces personnages en particulier avec moi à la réalisation. Nous étions très veinards, même pour Mia Kirshner qui joue le dahlia noir, qui est d'abord venue pour auditionner pour le rôle de Madeleine. J'aimais énormément, puis Hilary est arrivée. J'ai connu Hillary pendant longtemps et j'ai toujours voulu qu'elle interprète le rôle de la femme sexy qu'elle est. Elle ne l'a jamais fait auparavant, alors elle a sauté sur cette opportunité.
RD : Dans le roman, le personnage de Madeleine est très proche physiquement de Betty Short. J'étais surpris que vous n'avez pas choisi la même actrice pour jouer les deux rôles.
BDP : Le problème c'est qu'on a affaire avec une vraie personne, et c'est le mélange intéressant entre la vie réelle et l'histoire fictionnelle, et je pense qu'il faut donc les séparer. Je ne pense pas qu'on puisse avoir la même actrice pour jouer les deux rôles, une fictionnelle et une vraie. J'étais, comme je l'ai dit, très chanceux d'avoir eu Mia pour jouer le dahlia noir. Ce n'était pas un grand rôle, mais nous lui avons donné une plus grande importance parce que je voulais donner un personnage avec plus de consistance, et que nous soyons impliqués davantage dans la tragédie.
Avec l'acteur William Finley - Phantom of the Paradise (1975), The Black Dahlia (2005)
RD : J'ai dit que vous étiez très doué pour trouver les bons acteurs, pareillement pour l'équipe: j'ai parlé un peu avec eux, ce sont des gens sympas, et très professionnels. Ils savent ce qu'ils ont à faire.
BDP : Et bien c'est une situation étrange car... personne ne voulait faire ce film. Il est si bizarre et si noir. C'est pourquoi il a mis si longtemps à arriver. Nous pouvions augmenter le budget international, mais les problèmes augmentaient aussi parce que ça devenait un film très coûteux. On en était à une tranche de quarante à quarante-cinq millions de dollars, et c'est très cher pour un film complètement financé sans un distributeur américain. Mais nous nous sommes tenus à ce prix. Le projet est tombé plusieurs fois à l'eau. Nous avions le financement et quelque chose arrivait, nous perdions le financement. Alors nous arrêtions puis recommencions, et nous stoppions de nouveau, et ainsi de suite... Au final, nous sommes parvenus à avoir suffisamment de financiers pour pouvoir faire le film, mais le genre de personnes qui le produisent veulent faire un film chic, car autrement, ils ont l'habitude de produire des films de série-B, des films d'exploitation, tu sais. Ici c'est leur chance de s'intensifier, de travailler ensuite sur de grands projets, alors évidemment ils veulent travailler avec nous. Le problème c'est que nous sommes attirés par les talents de haut niveau, je veux parler Dante Ferretti [décors], Vilmos Zsigmond [photographie], Jenny Beavan [costumes]. Ces gens sont, dans leurs départements, les meilleurs qui soient dans leur travail. Et ils sont venus pour le projet, à cause du sujet et parce que je le réalise. Le problème c'est qu'ils travaillent dans une grande structure, inhabituelle pour ce niveau d'excellence... Ces producteurs n'ont pas l'habitude de ce genre de travail sur le visuel... Tu sais, je passais l'autre jour, je regarde la coiffure d'un cascadeur, et... il est brun. Et j'ai dit: "C'est supposé être la coupe d'Aaron [Eckhart]!... Tu sais, il est BLOND." Quand tu filmes un cascadeur en action, tu t'arranges pour le filmer de dos, de façon à ne pas voir son visage. Le type qui joue à la place d'Aaron est brun... "Et tu n'as pas trouvé un moyen d'en faire un blond?..." C'est le genre de choses qui arrivent tout le temps. Quand par exemple on fait sauter un vase ou un chandelier, et qu'on dit: "Une autre prise!" Et qu'eux rétorquent: "Mais... on en avait qu'un." Alors tu dis: "Vous pensiez qu'on allait faire qu'une seule prise?? On en fait cinq ou peut-être même dix!!" Et il y a toutes ces façons d'essayer d'économiser l'argent, ce qui finalement leur coûte beaucoup plus cher. Tu as donc ces querelles qui vont et viennent, entre les professionnels du premier niveau, et ceux d'un groupe inférieur. On s'inquiète vraiment de la façon dont sont faites les choses. Alors c'est une lutte permanente, et pas besoin de le préciser, occasionnellement, il y a eu quelques disputes...
RD : J'ai appris que vous avez choisi James Horner pour la musique du film?
BDP : Oui.
RD : C'est un choix surprenant car vous n'avez jamais travaillé avec lui auparavant. Pourquoi l'avez-vous choisi?
BDP : Pourquoi? Parce que c'est un des meilleurs compositeurs à Hollywood aujourd'hui! Tu sais, je vais sur mon site web et je vois que tout le monde est horrifié que j'ai pris James Horner pour faire la musique!
[Finalement Brian De Palma optera pour Mark Isham à la musique, ndlr]
RD : Il a fait la musique d'Aliens de James Cameron, aussi celle des Experts -le film avec Robert Redford-...
BDP : Les Experts, bien sûr!... J'ai utilisé beaucoup de ses titres pour illustrer mes films, et j'ai toujours voulu travaillé avec lui. Il n'a jamais vraiment fait de film sombre et morose comme celui-ci. Alors il est excité de le faire et aussi très excité de le faire avec moi car il sait l'importance que j'accorde à la musique dans mes films.
RD : Le plupart de vos fans attendaient quelqu'un comme Ennio Morricone à cause de sa superbe partition pour Les Incorruptibles...
BDP : Oui mais j'ai toujours aimé travailler avec d'autres compositeurs, c'est très passionnant pour moi finalement d'avoir un compositeur veut faire la musique de mon film.
RD : Je regarde les moniteurs, et je vois qu'il y a un travail assez... "expressionniste".
BDP : C'est juste le style. Je veux dire, j'ai travaillé avec Vilmos (Zsigmond) pour plusieurs de mes films. Et, tu as une certaine manière de faire des films, et une certaine façon d'éclairer les scènes. Cela devient ton style en tant que réalisateur. Je suis très conscient de la façon dont les choses ont à être filmées et de la place de la caméra, et c'est cela que tu remarques dans mes films. Alors c'est une combinaison de choses qui font ressortir les images à l'écran.
RD : Une chose qui m'est insupportable, c'est de lire certains articles dans la presse qui détruisent vos films. Récemment, avant même le début du tournage du Dahlia Noir, il y a eu une controverse par un journaliste de FoxNews...
BDP : Ah oui. Exact. A propos de filles mineures.
RD : Oui. Comment réagissez-vous face à ce genre de choses?
[un journaliste de FoxNews avait créé une polémique en prétendant que des mineures avaient participé aux scènes lesbiennes du film. Cette polémique vite démentie aura permis de montrer que les éditorialistes américains cherchent toujours à attaquer De Palma]
BDP : Oh, j'y suis habitué, j'ai vécu avec ça durant des années et ce n'est pas... C'est ridicule. Et c'est devenu de pire en pire après les années 70, l'Amérique devenant plus conservatrice, avec tu sais, ce président très croyant que nous avons. Mais tout ça est simplement ABSURDE. Donc je n'ai jamais vraiment prêté attention à ça. Tu fais ce que tu crois être correct, et tu vois. Quand j'ai fait Scarface, on a tiré à boulets rouges sur moi, ils étaient si offensés par le film. Aujourd'hui ils le trouvent très bon. Alors, qui sait!
REDACTED
Restaurant de son hôtel à Paris, 01/02/08.
RD : Décrivez-moi la première fois que vous avez eu l'idée de faire Redacted.
BDP : J'étais en train de donner une conférence à un parterre de jeunes réalisateurs lors du festival du Film de Toronto, lorsque qu'une personne de HDNet m'aborda et me demanda : "Seriez-vous intéressé pour réaliser un film en haute définition ? Nous vous donnons un budget de 5 millions de dollars, et vous en faites ce que vous voulez, sans aucune restriction". Je me suis dit que c'était une idée intéressante, de trouver une idée qui fonctionnerait mieux en haute définition. C'est alors que j'ai lu un article sur le viol et le meurtre de cette jeune Irakienne innocente, ce qui bien entendu me rappela Outrages. Et je me suis dit : ça arrive à nouveau, nous reproduisons en Irak ce qui s'est déjà passé au Vietnam. J'avais donc à trouver le moyen de raconter une nouvelle fois cette histoire. Quand je me suis documenté sur Internet sur cet incident, j'ai découvert tous ces moyens uniques de raconter une histoire, moyens complètement novateurs grâce à Internet, que ce soit à travers les blogs, les montages d'images de victimes de guerre, les sites des femmes de soldats, ou simplement les discours passionnés de personnes qui sentaient que ce que ces types avaient fait était terrible et qu'ils devaient être punis. Et je me suis dit: voila, c'est la bonne manière de raconter cette histoire, parce que c'est une manière totalement propre à l'Internet.
RD : Quels sont les avantages et les inconvénients de la HD ?
BDP : Je dirais que le seul problème que nous ayons eu en faisant ce film, est que certaines de ces caméras enregistrent sur des cartes mémoires. Le problème est que si vous avez enregistré quelque chose et que si par erreur vous réenregistrez par-dessus, cela efface ce qui s'y trouvait auparavant. C'est le grand danger de la HD, ce qui est effacé ne peut être récupéré. A l'inverse d'un film, où il y a toujours un négatif. En HD, si quelqu'un fait une erreur, ce qui est effacé disparaît pour toujours. Et c'est ce qui nous est arrivé.
RD : C'est arrivé ?
BDP : Eh bien, Eric avait filmé cette scène sur les fourmis et le scorpion, il a finalement du retourner les plans, qui avaient été effacés. Ça nous a fait une sacrée peur. Ceci dit, je trouve la HD tout à fait étonnante. La résolution comme la qualité se sont tellement améliorés avec les années, c'est ça que je trouve tout à fait étonnant. Par exemple, quand Eric a tourné les plans au barrage en filmant en plans larges, normalement en HD la qualité se dégrade quand on tourne des plans comme ça, et finalement ils sont d'une qualité fabuleuse. Nous avons utilisé une caméra absolument énorme. Eric a dû utiliser cette énorme caméra pour tourner ces plans. Et j'ai utilisé une caméra de taille bien plus raisonnable pour les scènes du journal de Salazar et les scènes d'interrogatoire, ainsi que les scènes où les camions vont et viennent entre les baraquements.
RD : Il n'y a pas de grande star à l'affiche de Redacted. Comment avez-vous trouvé vos acteurs ?
BDP : C'est un problème que j'avais rencontré il y a longtemps quand j'ai fait Hi Mom! et que j'avais dû constituer la troupe entière d'acteurs noirs pour le happening "Be Black Baby" que personne n'avais jamais vu avant, parce que l'on devait penser qu'il s'agissait d'un documentaire. Vous ne deviez pas vous douter qu'il s'agissait d'acteurs jouant un rôle. Donc j'ai repris à peu près la même démarche. Heureusement, ils étaient jeunes, la patrouille devait être constituée de jeunes. Donc nous avons trouvé plein de comédiens qui n'étaient jamais apparus à la télévision ou dans des films, et dont ou pourrait penser qu'il s'agirait de véritables soldats.
RD : Avez-vous porté la camera ? Avez-vous filmé vous-même ? Je vous pose cette question parce qu'il y a plusieurs plans dans le film : dans l'une des premières, Salazar film dans le miroir, et au début j'ai pensé que la véritable caméra était la sienne, qui est vraiment minuscule. En fait, je crois que la véritable caméra était à côté de l'acteur ?
BDP : Oui, c'est cela. Je n'ai jamais filmé moi-même, mais dans cette scène Salazar filme Mc Coy, qui filme Salazar.
RD : Juste avant de voir le film, j'étais terrifié à l'idée d'être déçu par votre premier film en HD. Par le fait que je n'y retrouverai aucun élément caractérisant votre style. Puis en fait, non, c'était même très étrange de retrouver votre style dans une nouvelle façon de filmer, et c'est passionnant de vous voir adopter une nouvelle forme de langage cinématographique. Comment réagissez-vous lorsque les spectateurs après la projection sont furieux contre cette guerre ? Peut-être qu'ils comprennent des choses grâce au film, des choses qu'ils ne savaient pas, et comment réagissez-vous quand vous voyez d'autres personnes furieuses de votre film ?
BDP : Vous savez, le film, à chaque fois que je le montre, et que je regarde le public à la fin, je le vois choqué. L'audience est choquée. Ils ne savent pas quoi dire. Et c'est plutôt inhabituel au cinema. Et parfois ils n'ont pas l'air choqués mais se mettent en colère au sujet du film, et parfois ils sont émus par le film. Ils n'arrivent pas à rationaliser l'expérience, ce qui est à mon avis, le signe d'une des meilleures expériences de cinéma possible, quand vous ne trouvez pas vos mots. Vous avez été transporté quelque part, et vous ne savez pas exactement comment parler de cela, parce que vous devez analyser vos sentiments et comprendre comment vous avez été amené à les ressentir, comment le film vous a amené à les ressentir. C'est toujours la réaction que j'ai constaté avec Redacted, et c'est difficile de réaliser un film qui produise un tel impact sur son public. Vous savez, vous n'êtes jamais sûr de cet impact avant d'être confronté à la véritable réaction du public.
RD : Beaucoup de personnes ont critiqué le film. C'est difficile de réaliser un film: vous devez d'abord trouver des investisseurs, puis des acteurs, c'est un long processus. Et après ça, plein de gens n'aiment pas le film. Comment trouvez-vous l'énergie de faire un nouveau film après de telles réactions?
BDP : J'ai le sentiment, voyez-vous, qu'ils ne le comprennent pas au début, ou qu'ils disent à son sujet toutes sortes de choses qui ne veulent rien dire pour moi ; je trouve que c'est ce en quoi je crois qui est vrai, qui a du sens pour moi. Et j'ai fait beaucoup de films qui, à leur sortie, ont été critiqués pour tout un tas de raisons, et plusieurs années après, les gens se disaient : "eh, attends un peu. Il y a quelque chose que j'ai loupé la première fois." J'ai moi-même eu la même réaction avec des films qui m'ont rebuté au premier abord, mais j'avais tort. Je me rappelle ma première vision de Barry Lyndon, je n'avais pas aimé. Ces zooms arrière, cette musique lente, je n'arrivais pas à comprendre où Kubrick voulait en venir. Et des années plus tard, c'est devenu l'un de mes films favoris. Donc, parfois il faut s'impliquer et faire son éducation pour comprendre un film. Parfois il faut du temps pour comprendre l'artiste. Il est là à faire une œuvre que le public ne comprendra que des années plus tard. Et c'est certainement le cas pour ce film. Ils ne savent pas comment rationaliser ce qu'ils ressentent à son propos. Et comme la forme dans laquelle il est proposé est nouvelle et largement expérimentale, ils font : Wow, qu'est ce que c'est que ce truc ? Je n'aime pas ! C'est mauvais, les acteurs surjouent, ça ne rime à rien. C'est fragmenté. Vous voyez, ils font l'inventaire des reproches possibles. Et c'est juste parce qu'ils ne l'ont pas encore vraiment digéré. Je suis certain que la même chose est arrivée la première fois que le public a vu des œuvres cubistes. Ils ont fait : C'est quoi ce truc ? De la peinture abstraite. Ils ont fait : mais, ça ne ressemble pas à un paysage. Ça ne ressemble pas à une vache, ce qu'il a peint. Pourquoi est-ce que ça a cet aspect bizarre ? Je crois que c'est le cas aujourd'hui…
RD : Après la guerre, peut-être que des gens qui n'aimaient pas le film le comprendront mieux… Est-ce plus facile de faire un film aujourd'hui que ça ne l'était dans les années 70, en termes financier ou dans d'autres domaines ?
BDP : ça a été ici une situation très particulière. Vous voyez, ils m'ont simplement donné l'argent en me disant d'en faire ce que je voulais. Mon problème a été, et je n'ai pas arrêté de le demander à mes producteurs, "pouvons-nous faire ceci pour 5 millions ? Dites-le moi, parce que si nous ne pouvons pas, nous ferions mieux d'arrêter tout de suite." Et eux, qui avaient déjà fait des films peu chers au Canada, m'ont dit de ne pas m'en faire, qu'ils avaient assez d'argent pour le faire. Donc je m'en suis entièrement remis à eux.
RD : Je sais que vous vouliez faire un film sur la vie d'Howard Hugues. Et puis il y eu ce film de Martin Scorsese.
BDP : Ouais, Aviator.
RD : Vous l'avez aimé?
BDP : Je l'ai trouvé très habilement réalisé. Mais nous avions une histoire complètement différente.
RD : Ce n'est pas fini, vous pouvez toujours faire le vôtre?
BDP : Je pense que c'est complètement fini. Tu sais, ce sont des films qui nécessitent de gros budgets, et qui se déroulent à une certaine période. On avait de très bonnes idées, mais deux films ont été faits sur la vie d'Howard Hugues. The Hoax, sur Clifford Irving et son travail sur la biographie. Et le film de Marty, The Aviator. Donc je pense que le sujet est passé. David Keopp et moi même avions développé une très bonne histoire et Nicolas cage était supposé jouer. Mais on n'a jamais réussi à aboutir à quelque chose, et à présent c'est fini.
RD : Est-ce difficile de faire des films à présent, parce qu'en Amérique beaucoup de personnes critiquent votre dernier film?
BDP : ça dépend. Si le film marche mieux ici, je ne pense pas que cela fera la moindre différence. Les films, tu peux en faire suffisamment bon marché. J'essaie toujours de monter la préquel aux Incorruptibles (Capone Rising) et à réunir le casting. C'est toujours en cours. Et puis il y a aussi Blue Afternoon, où j'essaie aussi de réunir le casting. Le livre de William Boyd. Et puis j'ai encore d'autres projets en cours. Voilà c'est à peu près ça en ce moment.